Commençons par résumer l’intrigue du film : Wade, un orphelin élevé par sa tante, devient dans l’Oasis Parsifal et il n’est pas allé chercher ce surnom dans la légende arthurienne par hasard. Pour lui en effet, Hallyday, le créateur mort du monde virtuel, tient la fonction du père idéal qui, dans la réalité, fait par définition toujours plus ou moins défaut. À ce titre, l’œuf de Pâques caché dans le jeu et convoité par tous parce qu’il s’agit d’un immense montant d’argent, revêt une toute autre signification pour le jeune Wade : celle d’un Graal, représentant un savoir sur la jouissance du père, puisque la résolution un peu bateau de l’énigme lui permettra de reconnaître la supériorité de l’amour et de l’amitié sur la valeur de l’argent.
En contrepoint à ce motif du père qui se prête à l’idéalisation peut-être précisément parce qu’il est mort, le film en développe un autre : l’oncle par alliance de Wade, la figure typique du loser, et son alter ego tout-puissant, Nic Sorento, patron de IOI, Innovative Online Industries, l’affreux jojo nécessaire à la mise sous tension du scénario, dont la richissime compagnie capitalise sa jouissance sur la castration de ceux qui tentent de lui en barrer le chemin. Ce n’est donc pas un accident si, par le truchement de sa combinaison haptique, ce dernier ressent dans sa propre chair le coup abrupte qu’il reçoit dans les parties les plus intimes de son anatomie lors de la bataille épique qui clôt le jeu. Et puisque nous sommes tout de même à Hollywood, U.S.A., le F.B.I. mettra finalement la main au collet de l’infâme dans la réalité cette fois bel et bien fictive de l’happy end : Game over.
Mais reprenons : à ma droite, j’ai donc le père symbolique, celui qui noue le désir à la loi, magnifie l’existence dans l'acte de sublimation dont il est l'ultime tenant et transfigure le sujet par l’entremise des insignes que lui promet l'accomplissement de son destin ; à ma gauche, le père imaginaire, le méchant pas beau du surmoi de la névrose, le représentant de l'ordre décrié, le commandeur impératif aux jouissances individuelles que tous, ou presque, aimeraient mettre aux arrêts. Et bien, ces deux places redoublent le démenti névrotique, soit le refus d’entrevoir que ce qui limite la jouissance est un fait de structure et non pas un état des lieux provisoire comme voudraient bien le croire le névrosé lui-même, mais aussi son principal complice, celui qui dans la réalité le manipule véritablement, le pervers à qui la mise en scène du film parvient à faire avaler sa castration - en quoi Spielberg tient peut-être dans cette épure cinématographique le pari de l’authentique conte de fées !
Or, avant son décès, Hallyday a programmé la présence de sa doublure virtuelle dans l’Oasis en la baptisant du sobriquet quelque peu ridicule d’Anorak, de sorte que, mort, il peut toutefois encore intervenir auprès des concourants pour leur délivrer les énigmes vaguement existentielles que requiert le jeu de piste. Cependant, bien que l’intrigue se déroule en 2045, le scénario est truffé de références la replaçant dans une culture pop et informatique qui correspondrait plutôt à la jeunesse créatrice de Hallyday et de Spielberg lui-même, celle des années quatre-vingt. Du coup, l’anticipation anxieuse supposée par l'action est aussitôt démentie tant pour l'auteur que pour le spectateur, ramenés ensemble par un singulier effet topologique à une époque où certains des aspects les plus alarmants de notre contemporanéité étaient candidement ignorés et les perspectives du développement informatique actuel à leurs premiers balbutiements - une époque que les moins de 20 ans, définitivement, ne peuvent pas connaître ; une époque enfin où Spielberg était encore, tout comme le personnage central de son film Wade, un jeune premier.
Et voici l’essentiel :
Au moment où la quête s’achève, le jeune héros questionne directement Anorak, soudain redevenu Hallyday puisqu’il a, sans crier gare, laissé tomber les oripeaux du doublon virtuel : « vous n’êtes pas un programme, n’est-ce pas ? ». À quoi le créateur de l’Oasis répond par un sourire un peu triste et un silence qui restera mystérieux. Et alors, sans qu’il ne s’en soit jusqu’alors nullement rendu compte, le spectateur réalise tout à coup la discrète évolution du programme d’Halliday qui, au fur et à mesure de la progression du jeu, en s’adressant au jeune Wade d’une manière de moins en moins automatique, intervient pour le dire carrément de plus en plus comme la véritable conscience du film. Il y a de surcroît dans cette scène un témoin muet, Hallyday enfant, programmé à consoler la solitude de son existence juvénile en se confrontant pour l’éternité à la perpétuelle exploration des premiers jeux vidéos qui aient jamais existé - scène qui en soi répète la boucle impeccablement récursive d'un souvenir-écran. Trois âges du même homme dont la cohabitation rigoureusement impossible dans le même espace-temps n’est pas sans rappeler l’énigme de la Sphinge que sut résoudre Œdipe le premier, et dont la réappropriation par Spielberg invite à la relecture psychanalytique.
En effet, cette question formulée sur le mode interro-négatif résume le problème scientifique que pose à l’être humain l’intelligence artificielle, puisqu’elle a tout du test de Turing : si une IA est en mesure de nous faire douter de son artificialité, autrement dit si cette IA peut se faire passer pour humaine, alors elle aura réussi à passer le test prouvant qu'elle n'est plus seulement la copie automatisée de nos raisonnements, mais une intelligence à part entière. Évidemment, le film ne dit pas si cette réponse en creux de Hallyday n’a pas elle-même été programmée par son créateur comme un pied de nez adressé à sa propre mort. Ici surgit le principal démenti qu’interroge le film : l’intelligence créatrice du vivant peut-elle s’affranchir de la chair qui supporte le fantasme de cette séparation autrement que dans sa contribution à une œuvre humaine ? Ou sous une forme contemporaine plus prosaïque : une intelligence artificielle forte est-elle à strictement parler possible ?
Cette question intéresse le psychanalyste pour des raisons certaines : puisque l’angoisse que provoque le vivant se diffuse dans les tentations les plus anciennes de l’espèce humaine d’abstraire la jouissance de son substrat corporel. On retrouve ainsi dans notre modernité le clivage lié à l’impossibilité de supporter l’éthique nouant la mort à la sexualité, du fait de l’impuissance de formuler le trou qu’elle représente pour toute cognition future. Et le démenti d’entrer ici en fonction d’abord sous sa forme la plus altérée, celle du leurre. Mais le film de Spielberg va incomparablement plus loin : n’est-il pas en effet le moyen pour son auteur de sublimer la béance annoncée de sa propre disparition, sans obturer le réel irreprésentable qui en déchirerait le symbole, puisqu’en désignant cette impossibilité par l'index qui la signe, le créateur qui reprend vie dans l’Oasis lors d’une scène de son enfance où il jouait déjà aux jeux vidéos, nomme l’énigme que posera pour toujours à chacun la jouissance insondable de l'Autre qui détermina son être ? Ou pour paraphraser Héraclite d'une façon délibérément paradoxale : la seule éternité accessible ne se logerait-elle pas dans le refus d'assumer la perte de l'enfance ?
De fait, la question mise en abîme par le film testamentaire se ramasse dans une équation : Hallyday=Spielberg=ego de tous les successeurs possibles = démenti de la mort par la recherche d’une filiation digne de ce nom, qui jusqu’à preuve du contraire reste pour l’être humain le seul moyen de nier sa finitude dans la transmission de son désir de vie et de sa contribution, aussi humble soit-elle, au combat pour la culture.
La psychanalyse tient donc in fine le fil que le film de Steven Spielberg lui permet d’extraire : pas de transmission sans l’énigme qui, nouant la pulsion à un acte de parole, cheville le vivant à la jouissance de l’Autre, puisque la question adressée sous la forme interro-négative tient la contradiction du projet de l’intelligence artificielle dans les termes mêmes qui la rendent aussi absurde qu’impossible : vous n’êtes pas un programme, n’est-ce pas ? Autrement dit pas de transmission sans un père réel qui, irriguant de sa chair le symbole de la paternité, peut répondre en écho à chaque fils qui aurait pris le risque de lui adresser sa question : non, tu n’es pas un programme.
Montréal, le 17 mai 2018
François Cardoso